Après avoir lu le Féminin de l’être, Juliette Binoche a souhaité parler avec Annick de Souzenelle de sa relecture de la Bible. La rencontre, chaleureuse, révèle une actrice en quête de spiritualité.

Juliette Binoche : Comment en êtes-vous venue à ce travail si particulier sur le texte biblique ?

Annick de Souzenelle : Ma famille a été marquée par la guerre de 14, mon père en est revenu gravement blessé, et la fortune familiale a fondu. C’était difficile, et on m’a mis en pension, j’avais cinq ans.

  1. JB. : Welcome to the club !
  2. A de S. : Là, c’est une descente aux enfers : j’ai fait, petite fille, l’expérience d’une autre réalité, et cela a été très important. J’ai vu les monstres des enfers, j’ai été plongée dans cette terreur. Un monstre, surtout, revenait toutes les nuits dans mes cauchemars. Face à moi, au bord de la mer, il me menaçait de ses tentacules. J’étais figée, et je savais que si l’une de ses tentacules me prenait, j’étais perdue. A chaque fois, l’angoisse montait. Cela a duré plusieurs nuits de suite. Un enfant de cinq ans confronté aux monstres n’a plus de repères, il se croit abandonné de tous. Mais mes parents m’avaient appris à prier et c’est dans la prière que je me suis libérée de ce monstre. Ce fut capital dans ma vie, ainsi que ce qui a suivi : une sorte de montée au ciel, une expérience lumineuse extrêmement importante. J’ai vu la Divine Trinité. Il ne m’est resté de cette expérience que l’image d’un jouet cassé, un cerf-volant de forme triangulaire aux voiles déchiquetées. C’était à la fois traumatisant et merveilleux, et à travers ce triangle de bois, j’ai eu connaissance du symbole divin, de sa valeur.
  3. JB. : Je comprends mieux ma fascination pour votre livre, car j’ai eu une expérience semblable. Je suis allée en pension très jeune, à l’âge de quatre ans, et j’ai eu des cauchemars terribles pendant quatre années, tous les soirs le même : une sorcière qui me poursuivait, à l’intérieur ou à proximité d’un cimetière. Dormir était devenu une épreuve. Adulte, j’ai toujours pris au sérieux les peurs des enfants dans le noir. Ils sentent des choses qu’on ne peut plus sentir ensuite. On perd une part de cette intuition pour le mystère, le sacré, l’effroi, qui est le propre de l’enfance. Mais je ne l’ai pas formulé comme vous : ce n’était pas une expérience des enfers, mais celle de la terreur. Jouer était la seule chose qui me gardait. En pension, j’avais deux ou trois poupées qui me protégeaient. Le jeu m’a permis de me créer un monde pouvant reprendre le dessus sur mes cauchemars.
  4. A de S. : C’est le jeu, déjà, qui vous sauve…
  5. JB. : L’imaginaire créait l’ouverture d’un possible. Mes poupées étaient vivantes, elles étaient mes compagnes dans cette solitude, je leur tenais chaud dans la nuit. C’est ce genre de choses qui pose à une petite fille toutes les questions du monde : qui suis-je ? Qu’est-ce que je fais là ? Où vais-je ? Les questions essentielles qu’on ne perd jamais, celles qui vous ont conduit, vous, vers l’expérience spirituelle.
  6. A de S. : Ce sont les questions de l’être. Cela m’a aussi placée en porte-à-faux avec l’Eglise, car le symbole ­ ou le monstre ­, pour le dogme catholique, c’est le diable. Malheureusement, dans l’Eglise catholique à laquelle j’appartenais alors, le symbole n’existait pas, c’était de l’ésotérisme. Je me suis sentie profondément rejetée. Je me suis tournée vers l’Eglise orthodoxe. J’avais essayé auparavant de me comprendre à travers le marxisme, le bouddhisme, mais j’ai fini par revenir au christianisme à travers l’orthodoxie.
  7. JB. : Vous aviez alors un métier ?
  8. A de S. : J’étais anesthésiste. J’ai commencé par endormir les gens, et désormais je tente de les réveiller, du moins la croyance qui est en eux.
  9. JB. : Quel a été le point de départ de votre relecture de la Bible ?
  10. A de S. : Je me suis posée la question des lieux du corps dans les textes bibliques. Pourquoi est-ce le talon d’Eve qui est blessé ? Pourquoi la hanche de Jacob ? Pourquoi les cheveux de Samson ? Etc. Quand j’ai été capable de lire le texte en hébreu, j’ai compris que tous ces mots du corps étaient chargés de sens, signifiant autre chose que ce qu’en a consigné et figé la traduction qu’on nous donne. C’est en défrichant à la lettre les lieux du corps que j’ai abordé le problème le plus important dans la Bible : la question du masculin et du féminin. Le mot mâle, en hébreu, c’est le verbe «se souvenir», et n’importe quel être, qu’il soit un homme ou une femme, porte en lui cette capacité à se souvenir. Le mot femelle en hébreu, c’est, d’une façon très crue, «un trou». Mais un trou qui est un abîme sans fond, c’est-à-dire toute la transcendance de l’être. En même temps, c’est le mot qui veut dire aussi «le blasphème» : si je m’arrête à un moment donné dans cette expérience de l’abîme, et que je la fige en une signification idolâtre, alors je blasphème. Il faut donc que j’aille toujours plus loin en moi, toujours plus loin…
  11. JB. : Ne pas s’arrêter, jamais…
  12. A de S. : Le féminin porte dans sa définition biblique cette fonction spirituelle intense, continue, intrépide, et cela n’est pas du tout passé dans les traductions de la Bible des Septantes, celles qui ont servi de base aux catholiques. Tout être humain est appelé à aller vers lui-même, à descendre dans ce «trou» : il fait à la fois oeuvre mâle (il se souvient) et oeuvre femelle (il s’ouvre à lui-même), ce qui réconcilie ce qui a toujours été séparé. Il nous faut épouser tous les éléments qui sont dans cet abîme et restent des énergies inaccomplies. Car nous sommes tous enceints du divin.
  13. JB. : Ces idées ne doivent pas vous faire bien voir par les institutions des Eglises…
  14. A de S. : J’ai des relations souvent délicates avec les Eglises. J’aime discuter avec les athées car ils rejettent le Dieu des institutions, celui qui empêche d’aller plus loin.
  15. JB. : Qu’est-ce, par exemple, que la côte d’Adam ?
  16. A de S. : Il ne s’agit pas d’une côte, évidemment mais, en hébreu, de «l’autre côté d’Adam», ce que nous appellerions aujourd’hui l’inconscient. Cet autre côté de nous qui est encore dans l’obscur, lourd d’une richesse potentielle inouïe, une richesse féminine. Nous avons à enlever les voiles de cet autre côté afin d’aller plus profondément vers nous-mêmes : nous approcher de ce qui fait sens, le divin en nous, la croissance du fils de l’homme en nous.
  17. JB. : Dans notre monde où la désacralisation va croissant, n’avez-vous pas l’impression d’un autre mouvement paradoxal : le retour vers la nécessité d’une croyance ?
  18. A de S. : Je crois qu’on rejette le Dieu des Eglises car, pour moi qui suis orthodoxe en mon âme et qui aime les rites orthodoxes, les enseignements sont trop sclérosés, peu adéquats aux problèmes de la modernité.
  19. JB. : Pourquoi ?
  20. A de S. : Parce que les Eglises, comme toutes les institutions, ont à mourir pour ressusciter, ce qu’elles ne savent pas faire ! Ce n’est pas facile d’accepter de mourir, de renoncer à ses chères petites vérités. Cela implique de plonger dans le féminin qui garde un potentiel d’information immense. Les gens d’église sont trop masculins, ils ont peur du féminin et de son exigence d’introspection et de mutation, ils sont trop souvent dans des volontés de puissance. Alors, c’est à nous d’être cette nouvelle Eglise, celle qui refonde la nécessité de la croyance, comme vous dites. Je suis frappée par le nombre de gens qui viennent vers moi et d’autres ­, pourvus de cette recherche essentielle d’intériorité. Tout ce mouvement de spiritualité est celui d’un retournement vers soi, c’est-à-dire vers le pôle féminin de chacun. C’est pourquoi nous vivons une époque intéressante : d’une part, celle d’une redécouverte de l’inconscient ­ ce féminin de l’être ­, d’autre part, celle d’une promotion de la femme. Ces deux dimensions relèvent du même archétype : une grande féminisation de la croyance. Cet autre côté de nous va se découvrir toujours plus.
  21. JB. : Mais la recrudescence des femmes voilées n’est pas un très beau message de cette «féminisation de la croyance»…
  22. A de S. : La tradition religieuse du voile des femmes est très discutable. En particulier dans le Coran, où il est davantage une invitation, dans certaines circonstances de la vie, qu’une imposition catégorique. Je pense que le voile est essentiellement une «invention» commode pour le statut masculin qui, historiquement, cherche à vaincre et à se perpétuer. Et cet intégrisme est surtout une peur face aux mutations, face au «va vers toi», face à la mort.
  23. JB. : J’ai souvent l’impression, en vous entendant, d’avoir fait l’expérience physique de ce que vous décrivez comme une expérience spirituelle. Il y a eu mes cauchemars de petite fille, mais aussi, par exemple, une expérience physique du trou. Il y a quelques années, j’ai voulu visiter la grotte de Marie-Madeleine, à la Sainte-Baume. Elle était fermée pour travaux, alors je suis allée dans une autre, à un quart d’heure de marche, la «grotte aux oeufs». Il fallait d’abord traverser une forêt d’ifs, de hêtres et de chênes, trois heures de marche extraordinaires. Puis, face à la grotte, qui est comme un sexe féminin, une quinzaine de mètres de hauteur, une fente dans la roche, je me suis mise à rire et à pleurer en même temps. C’était insoutenable, de peur et de joie, d’être face à un tel abîme. Même avec une lampe de poche, je ne pouvais plus avancer, je n’arrivais pas à descendre. Mais j’avais écrit une lettre, importante pour moi, que je voulais placer au fond. C’était un voeu. Petit à petit, je suis descendue. Arrivée en bas, je me suis sentie extrêmement bien, comme dans l’utérus de la terre. J’ai déposé ma lettre avec joie, c’était une libération.
  24. A de S. : Cette plongée dans le sexe de la terre fut votre expérience du «trou» mystique. C’est beau, émouvant, le signe que vous pouvez aller loin dans votre vie intérieure. C’est au plus loin possible qu’existe le noyau divin qui nous donne vie.
  25. JB. : J’ai joué Marie-Madeleine dans le film d’Abel Ferrara, Mary, et cela m’a profondément marquée. Elle passe par quatre niveaux d’initiation, et au quatrième, il y a sept étapes successives que l’âme traverse pour parvenir au silence : elle pénètre dans ce que vous appelez le «trou». Là encore, c’est une manière de vivre physiquement sa croyance, et une expérience mystique qui m’a fait réfléchir sur moi-même, sur ma condition d’actrice. Mon métier ne consiste-t-il pas à atteindre des niveaux d’êtres différents afin de les jouer, de les incarner ? La plupart du temps, le jeu est lié à ce qui ne se voit pas mais se ressent au fond de l’être. C’est un secret. Etre actrice est une expérience qui lie tout : le spirituel et l’émotionnel, le mystique et le physique, l’intellectuel et l’instinctif.
  26. A de S. : C’est le secret, au sens de sacré, «ce qui est sous-jacent». Il y a du sacré partout, c’est ce que disait sainte Thérèse d’Avila : on peut être dans le sacré et dans les tâches quotidiennes en même temps. Il n’y a pas de bien ou de mal, mais une manière d’accomplir un trajet vers soi-même et le mener le plus loin possible.
  27. JB. : Les plus belles lumières viennent des noirs les plus intenses.